Alors que le terme « extrême gauche » est largement galvaudé dans le débat public, la question d’une définition rigoureuse de ce courant politique se pose. Anticapitaliste et critique de la gauche institutionnelle, l’extrême gauche assume certaines formes de violences politiques, ce qui n’explique pas nécessairement le durcissement du mouvement contre la réforme des retraites, pour l’historien Aurélien Dubuisson.
« Extrême gauche », « ultragauche », « black blocks », « zadistes », « anarchistes » … Les politiques, de la majorité présidentielle au Rassemblement national, ne manquent pas de mots pour dénoncer ceux qu’ils estiment être responsables de l’escalade récente dans le mouvement social de la réforme des retraites. Gérald Darmanin a encore demandé ce jeudi matin – dans un télégramme consulté par l’AFP – des « mesures de protection des préfectures » face aux « menaces de groupuscules d’ultragauche. » Il y a encore quelques semaines, « l’extrême gauche » désignait plutôt LFI dans le discours de la majorité présidentielle, voire parfois même, par extension, ses alliés de la Nupes.
Aujourd’hui, c’est donc la partie radicale du mouvement social, qu’elle soit issue d’organisations écologistes, syndicales ou anticapitalistes, qui est indistinctement qualifiée « d’extrême gauche », « d’ultragauche » ou « d’anarchiste. » Pourtant, en France, l’extrême gauche est une famille politique bien définie, avec une histoire, des pratiques militantes et des objectifs précis. Comment se repérer dans cette nébuleuse, à l’heure où toute personne participant à la contestation paraît pouvoir être qualifiée de « groupuscule d’ultragauche » ?
Extrême gauche française : les marxistes non-communistes et la radicalité des nouveaux mouvements sociaux
Aurélien Dubuisson, chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences Po et auteur de L’extrême gauche en France (Ed. Presses universitaires Blaise Pascal) insiste bien sur la « dimension archipélagique » de l’extrême gauche française, à la fois « galaxie » et « nébuleuse » qui regroupe les mouvements trotskistes, anarchistes, ou antifascistes. Il faut y ajouter une « gauche alternative » née avec les « nouveaux mouvements sociaux », qui ont émergé en dehors du mouvement ouvrier depuis les années 1960, avec de nouvelles « logiques de mobilisation », comme le féminisme ou l’écologie.
Finalement, l’extrême gauche française marche sur deux jambes. D’une part, elle recouvre les mouvements marxistes issus de l’opposition de gauche au PCF et des scissions des années 1960, dues à la déstalinisation et à Mai 68. Avec la disparition du maoïsme en France dans les années 1960, cette extrême gauche est en grande majorité constituée de trostkistes, une « passion française », selon l’expression consacrée de l’historien du communisme Marc Lazar. À cette mouvance « s’ajoutent toutes les tendances du mouvement libertaire, essentiellement les anarchistes puis les autonomes », détaille Aurélien Dubuisson.
D’autre part, cette tradition marxiste a été complétée par « une série d’expérimentations politiques issues de Mai 68 interrogeant les fondements même de la gauche », d’où l’expression de « gauche alternative », explique le chercheur en citant notamment les mouvements féministes, LGBT ou écologistes. D’après lui, ces mouvements peuvent parfois être en désaccord, mais sur des considérations « essentiellement stratégiques et tactiques. » Ainsi, ce qui unit cet « archipel » politique sous un même concept « d’extrême gauche », c’est d’abord leur volonté de rupture avec le système capitaliste et l’économie de marché, ainsi qu’une « critique plus ou moins radicale de la gauche institutionnelle. »
LFI d’extrême gauche ? « Une erreur due à la droitisation de l’échiquier politique »
Selon cette définition, LFI ne constitue donc pas un parti « d’extrême gauche », puisqu’a priori, le parti de Jean-Luc Mélenchon a toujours défendu une économie mixte et planifiée sans se définir comme anticapitaliste. Concernant le rapport aux institutions politiques, et en particulier à l’élection, celui-ci est parfois « discutable » dans certains mouvements d’extrême gauche, nuance Aurélien Dubuisson, « dans la mesure où il arrive que certaines organisations révolutionnaires prennent part aux institutions pour mettre en évidence leurs limites ou simplement à des fins propagandistes, pour maximiser la diffusion de leurs discours. » Les candidatures récurrentes de Philippe Poutou (NPA) et Nathalie Arthaud (LO) aux dernières élections présidentielles rentrent dans cette catégorie : ils n’ont jamais revendiqué une éventuelle victoire, et ont assumé profiter de ce moment de politisation et d’exposition médiatique pour recruter des militants et diffuser leurs idées.
Au niveau du rapport aux institutions, on voit tout de même une différence se dessiner avec Jean-Luc Mélenchon, qui a au contraire toujours affiché son souhait d’accéder au pouvoir par l’élection présidentielle, ou en se faisant « élire Premier ministre » lors du « troisième tour » que constituaient pour lui les élections législatives. Aurélien Dubuisson voit dans cette « erreur » de classification politique, le signe d’une « droitisation de l’échiquier politique ces dernières années » : « On s’en rend bien compte en comparant par exemple les programmes de Mélenchon, que ce soit en 2017 ou en 2022, à celui de Mitterrand en 1981. Ce dernier passerait pour le pire des extrémistes à l’heure actuelle. Mais en 1981, le contexte politique était différent, il était imprégné par les thèmes de la gauche, nous étions à peine dix ans après Mai 68. »
« L’extrême gauche assume pleinement l’idée selon laquelle l’aboutissement du processus révolutionnaire passe nécessairement par l’usage de certaines formes de violences »
Si les mouvements et les partis d’extrême gauche ne cherchent pas à prendre le pouvoir par les élections, c’est qu’ils misent sur d’autres méthodes. En pleine polémique sur « les violences » qui se déploient dans le mouvement social actuel, il faut avoir en tête que l’extrême gauche a un rapport différent de la gauche institutionnelle à la violence politique, détaille Aurélien Dubuisson : « Tous les révolutionnaires marxistes considèrent que ‘la violence est l’accoucheuse de toute vieille société grosse d’une société nouvelle’, comme le dit Marx. En cela, ils assument pleinement l’idée selon laquelle l’aboutissement du processus révolutionnaire passe nécessairement par l’usage de certaines formes de violences. C’est une différence avec la gauche qui joue le jeu des institutions. »
Pour autant, le chercheur avertit : « Mais attention, il ne faut pas imaginer que tous les courants d’extrême gauche s’accordent sur les formes que les violences doivent prendre. En cela, il semble abusif d’associer systématiquement toute l’extrême gauche à toutes les violences politiques, notamment à celle qui s’observent en ce moment dans les rues de l’Hexagone. » L’historien de la gauche Michel Winock identifie par exemple quatre types de stratégies révolutionnaires dans l’extrême gauche française : la conspiration insurrectionnelle, le terrorisme, la formation d’une avant-garde dans parti révolutionnaire ou une révolution par les masses.
« Des violences émeutières que l’on ne peut réduire à une simple provocation de l’extrême gauche »
Autant de méthodes qui n’engagent pas le même degré ou les mêmes formes de recours à la violence politique, en sachant que le terrorisme en question désigne de véritables attentats d’extrême gauche. Ceux-ci ont été moins nombreux en France qu’en Italie ou en Allemagne, mais ils ont tout de même donné lieu à des kidnappings voire à des assassinats dans les années 1970 et 1980, comme le meurtre de Georges Besse, PDG de Renault, en 1986 par le groupe Action Directe. D’après Aurélien Dubuisson, on se trouve actuellement plutôt dans le cadre de « violences émeutières », que l’on ne peut « réduire au simple produit d’une ‘provocation’ de tel ou tel courant d’extrême gauche. » Le contexte d’un « mouvement social d’ampleur considérable, face à un gouvernement qui se présente comme inflexible », auquel il faut « ajouter la question des violences policières », constitue pour lui un cocktail qui, en lui-même, peut générer des « débordements. »
La forte présence de jeunes étudiants, voire lycéens, dans les manifestations spontanées qui fleurissent depuis l’utilisation du 49.3, notée par de nombreux observateurs, pourrait accréditer la thèse d’un durcissement plutôt spontané du mouvement. Difficile à dire, pour Aurélien Dubuisson : « De quelle ‘jeunesse’ parle-t-on ? Cette catégorie recouvre des réalités tellement différentes qu’elle finit par ne plus vouloir dire grand-chose. De même pour l’extrême gauche, dont la dimension archipélagique complexifie la tâche. Pour le moment, c’est difficile de répondre. » Peut-être que – comme en mai 68 – ce mouvement social contre la réforme des retraites provoquera des mutations dans l’extrême gauche française, et que les réponses à ces questions dessineront une nouvelle cartographie de cette famille politique française.
Source: Publicsenat