Sunday, December 22, 2024
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Existe-t-il Toujours Une Culture De Gauche en France?

by Napoleon Perrault
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Si, électoralement, la Nupes a freiné l’effondrement de ce bord de l’échiquier politique, la culture de gauche au sens large semble se disloquer.

L’impression que dégage la gauche politique et électorale actuelle tient de l’accumulation de luttes diverses et parfois contradictoires, plutôt que de l’articulation de combats cohérents et susceptibles de déboucher sur des politiques durables. Dire qu’il y a eu, en tout temps et en tout lieu, une et une seule culture «de gauche» serait mentir, ou se mentir.

Néanmoins, au fil des décennies, par sédimentations successives ou par articulation d’éléments divers ou disparates, parfois hétérogènes sans toutefois être hétéroclites, une forme de culture de gauche commune s’est bien formée. Dans l’atmosphère actuelle, il apparaît que ce ne sont pas «deux gauches irréconciliables» qui causent la marginalisation de ce bord de l’échiquier, mais une fragmentation continue de ce qui fut sa culture. Fragmentation qui serait la conséquence de sa précédente marginalisation, et désormais son véhicule.

La patiente construction de la culture de gauche

On le sait, sur un plan politique, la gauche n’a pas été présente de tous temps et installée dans le pays comme une chose inaltérable. Le mouvement ouvrier s’est longtemps distingué, dans les faits et dans sa pensée. Mais il a fallu l’affaire Dreyfus et la loi de 1905 concernant la séparation de l’Église et de l’État pour cimenter, avec difficulté, ce qui allait devenir «la gauche».

La gauche n’allait pas de soi pour le mouvement ouvrier et, par la suite, ce n’est pas sans débats ni controverses internes que les uns et les autres ont expérimenté le Cartel des gauches d’abord (pour les législatives de 1924 et 1932), le Front populaire ensuite (1936-1938). Ces coalitions électorales, parlementaires et de gouvernement, aux périmètres différents, ont été un versant important de la naissance de la gauche, de l’époque où elle «essayait», selon les mots du journaliste Serge Halimi.

Au fil de notre histoire, on peut dénombrer différents affluents de la culture de gauche. Il y a ce qui est hérité de la révolution française, parfois réinterprétée par les différentes familles composant la gauche, et les révolutions des XVIIIe et XIXe siècle lui fournissent des références communes, qu’il s’agisse de personnalités, d’événements, de lieux. La littérature en est riche dans l’ensemble du pays.

La seconde moitié du XXe siècle marque l’apogée d’une forme de culture de gauche qui se nourrit du socialisme révolutionnaire (Cuba) et de son cinéma, mais aussi des luttes de décolonisation. Le cinéma «engagé» prend alors un essor certain et durable (Z de Costa-Gavras date de 1969, après un autre film lui aussi très remarqué, Compartiment tueurs), la musique contestataire devient mondiale et n’a alors pas besoin des réseaux sociaux pour voir s’opérer des collaborations mémorables.

Mémoire des révolutions passées, essor du mouvement ouvrier, enracinement de la République avaient donc déjà contribué à développer une culture commune, certes non homogène mais forte de convergences.

Pertinence intellectuelle, mais chaotique mise en place

Aujourd’hui, la bunkerisation de la gauche radicale va de pair avec la dislocation des offres idéologiques et des publics. Cette dernière allant de concert avec un esprit ambiant de suspicion, voire la délation de quiconque émettrait un bémol ou une objection aux thèses communément adoptées par les fractions actives, elle porte en elle une accélération du déclin de la gauche. Car la gauche –au sens large– a du mal à établir des ponts et des articulations entre les éléments qui, désormais, loin de former un édifice commun sont autant de justifications à toutes les ruptures.

La traduction d’ouvrages en langue étrangère est généralement onéreuse et s’ajoute aux coûts d’édition déjà importants, si bien que l’irrigation des débats de la gauche française reste très imparfaite. Les pensées venues d’outre-Atlantique font l’objet de traductions partielles et d’interprétations partiales, qui endommagent la cohérence comme la subtilité de chacune d’entre elles. Les plus riches des livres de la gauche radicale, traduits ou non, souvent édités par La FabriqueAgone ou Les Liens qui libèrent, peinent par ailleurs à dépasser le cadre presque intimiste de leur diffusion (sauf dans le cas de L’Insurrection qui vient).

La diversité et la qualité des publications de ces maisons –souvent modestes en taille mais pas en talents édités et placés sur le devant de la scène– est une mine importante de ressources pour quiconque souhaiterait penser la radicalité alternative au capitalisme. Le paradoxe tient à la qualité et la pertinence des questionnements de la sphère purement intellectuelle des gauches et à la chaotique mise en pratique politique par leurs versants partisans et électoraux.

Suspicion généralisée

Les revues les plus riches ou talentueuses –comme Contretemps– voient elles aussi leurs thèmes et leur ton subir une inflexion vers un repli sur soi de plus en plus évident. Nombre de médias, construits sur le projet d’être de gauche et indépendants, cèdent à la fois à la spirale mortifère des luttes intestines (rendues publiques sur les réseaux sociaux) et de leur fermeture à l’égard de ce qui n’est pas considéré comme idéologiquement pur. À mesure que le temps passe, la radicalité de l’analyse s’estompe devant la dramatisation des mises en accusation et le durcissement des expressions.

Les effets générationnels entre la «vieille garde», notamment formée à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), et les nouveaux venus, souvent de jeunes trentenaires, révèlent quant à eux un changement d’époque et d’ethos. Entre adhésion aux élans idéologiques venus des campus américains et monomanie commémorative, on retrouve chaque semaine, dans leurs textes ou leurs déclarations un ensemble d’éléments qui se soustraient à la fois au concret et à l’incarnation, tout en empruntant au registre récurrent de la mise en accusation et à la suspicion généralisée qui la précède.

Le comble, c’est la demande d’un travail de recensement des noms des rues du pays en vue de les expurger des références aux «nazis» et «collaborateurs» –le député de Haute-Garonne Hadrien Clouet (LFI) a ainsi fait cette demande au ministère de la Culture, insistant sur l’urgence de la «dézanification de l’espace public».

De Bastille-République-Nation
à une litanie de stand-ups

L’articulation, entre autres, du Parti de gauche (PG) et de La France insoumise (LFI) pouvait permettre de faire vivre le versant le plus politique et électoral de la culture de gauche, en adoptant la stratégie dite de «populisme de gauche». Mais ses membres n’ont été qu’un vivier supplémentaire de la société du spectacle.

Sans véritablement s’en apercevoir d’entrée de jeu, les responsables politiques de gauche ont cédé à la personnalisation médiatique, aux délices de l’aventure individuelle et autocentrée, mais savamment exhibée. «On ne peut pas» ne pas être sur Twitter, ne pas aller sur le plateau de Hanouna, etc. En une décennie, la politique a été défigurée et reléguée au second plan.

Parce que, ces deux dernières décennies, les textes ont été élaborés dans un esprit de franchise et de loyauté encore plus étiolé qu’auparavant, et le processus de dilution de la culture de gauche, du moins de références politiques communes, a tout simplement conduit à la défiance envers les textes communs. On est ensuite passé à la défiance envers les textes, puis envers l’écrit; envers les accords, la parole donnée et, finalement, la politique.

Un immense paradoxe

La fragmentation de la gauche, donc le détricotage de sa culture commune, est aussi le fait de l’exacerbation des intérêts individuels, qui a mis les motivations personnelles le plus souvent au service de desseins qualifiables d’égoïstes. Le conflit israélo-arabe implique désormais chez nous de résumer la vision des rapports de force à la mise en accusation compulsive de l’État d’Israël et à la définition de deux camps en fonction de ce conflit devenu matrice d’interprétation du monde.

La fragmentation idéologique et culturelle de la gauche doit beaucoup aux capacités qu’offrent les réseaux sociaux de s’extraire du collectif pour exacerber les réactions individuelles et spontanées, l’hostilité réciproque. Si les réactions des followers se substituent au travail de l’intellectuel collectif, on entre dans une existence politique ultra-individuelle.

L’immense paradoxe est de constater qu’après la fin du cycle néolibéral ou reagan-thatcherien, malgré le rejet dont il fait l’objet et, fait aggravant, malgré la richesse des pensées critiques et un énorme travail intellectuel, la «gauche de gauche», la gauche radicale, parvient chaque jour à fabriquer des citoyens davantage enclins à la rejeter. Le défi n’était pas aisé mais il a été remporté haut la main.

Source: Slate

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